Lors des périodes de restriction, le pain et ses dérivés sont en première ligne du fait de sa place primordiale dans l’alimentation des français. Mais chaque époque a ses spécificités. Aujourd’hui, ce sont les rayons de dérivés du pain, des grandes surfaces commerciales qui sont vides. Lors de la première guerre mondiale, les boulangeries étaient les vitrines de la pénurie.
En 1917, les français sont désespérés. Deuils incessants, restrictions, espoirs de paix toujours déçus sont leur quotidien. Le gouvernement à travers le Ministre du Ravitaillement et de l’Agriculture, Victor Boret, face aux difficultés de ravitaillement, aux mauvaises récoltes, doit prendre les choses en main. Critiqué par bien des experts il décide, dans un premier temps, de partager la France entre les villes de plus de 20 000 habitants et les autres. Les premières auront des cartes familiales donnant droit à 100g de pain par jour pour les enfants jusqu’à 13 ans, 300g aux adolescents et 500g pour les adultes sauf les vieillards. Parallèlement, un décret interdit la fabrication et la vente des pâtisseries.
Au mois d’août 1917, le pain blanc, encore produit en petites quantités par les boulangers est interdit à la vente pour laisser place au pain national fabriqué avec de la farine auquel on a ajouté des céréales diverses, des succédanés et jusqu’à 10% de farine de riz. Son goût et sa couleur tendant toujours plus vers le gris le rendent de moins en moins appétissant. Ces mesures n’étant pas suffisantes, un décret du 30 novembre 1917, supprime le taux de blutage[1] de la farine, autorise les services de l’Etat à réquisitionner les céréales et éventuellement établir la carte de pain. Un pas vers la création de la carte individuelle d’alimentation le 1er avril 1918 et un renforcement du marché noir.
Localement, les autorités agissent d’une part, pour assurer le ravitaillement des boulangers et d’autre part, veillent au respect des décrets relatifs aux restrictions. Ainsi, le Ministre du Ravitaillement répond à une lettre du député Jean Ibarnegaray signalant la « situation critique du département des Basses Pyrénées » que le navire Marie-Thérèse débarque à Bayonne 400 tonnes de blé et 200 d’orge et le caboteur Bess débarquera, le 31 mai 1918, 500 tonnes de blé et de maïs. Quant au Tribunal Correctionnel de Bayonne, il rend quatre jugements le 6 mai 1918. L’un à l’encontre d’un commerçant de Cambo pour avoir vendu au marché d’Hasparren, de la pâtisserie qu’il a fabriqué. Le second concerne un boulanger d’Urrugne ayant revendu de la farine. Le troisième pour transport sans autorisation de maïs. Enfin la quatrième, à l’encontre d’une pâtissière d’Itxassou ayant vendu ses gâteaux au marché d’Hasparren.
A Hendaye mais également à Biriatou et Urrugne, voire Saint-Jean-de-Luz, le pain espagnol, mais également les lentilles et les pattes notamment le vermicelle, sont vendus au marché noir au double de leur prix de vente légal. Des prix qui ne demandent qu’à augmenter en ces temps de sécheresse persistante amenuisant les récoltes. Cela donne lieu à des courses poursuites entre contrebandiers, carabineros ou douaniers ou à des découvertes de sacs prêts à être enlevés, à la nuit, dans les champs de maïs des iles de la Bidassoa.
Côté légal, à Hendaye et Irun, le manège est toujours le même. A chaque fois que la frontière ouvre, de nombreuses familles hendayaises et des villes proches, au complet, se précipitent sur les tous nouveaux « Topo » et Puente Avenida pour investir les boulangeries d’Irun, non sans conséquence. En effet, une partie de la population locale, relayée par la presse bien pensante déclenche une polémique sur la soi-disant priorité donnée aux étrangers au détriment des espagnols et la hausse des prix provoquée par cette forte demande transfrontalière. Passant outre, les boulangers se frottent les mains malgré la grogne de leurs employés. Les jours de ruée sur le pain, les boulangeries, prises d’assaut, ferment boutiques très tôt. Malgré les nombreuses fournées supplémentaires la multiplication des pains n’est pas assez performante. Evidemment, les résultats financiers sont particulièrement satisfaisants.
Face à cette situation, les ouvriers boulangers menacent de se mettre en grève. Ils demandent une augmentation de salaire et une journée de repos. Il est vrai que leurs conditions de travail nous paraissent aujourd’hui particulièrement mauvaises. Outre les difficultés liées à la profession quant aux horaires de travail journalier, à la chaleur et l’atmosphère dans les « laboratoires », un salaire ridicule, l’absence de journée de repos et de Sécurité Sociale. La grève va éclater, le dialogue étant impossible. Pressentant une situation difficile, le maire réuni les deux parties à la mairie. Sa diplomatie et la législation lui donnant le pouvoir de fixer le prix du pain, lui permettent d’éviter la grève. Les boulangers acceptent le relèvement des salaires de leurs ouvriers de 10%, accordent un jour de congé par mois, mais la journée de travail reste fixée à 12h. En contrepartie, le Maire leur accorde une hausse du prix du pain.
Les tensions autour du pain ne sont pas les seules, tous les produits alimentaires en provoquent. Hendaye navigue entre interdictions, autorisations et contrebande. Les quais de Fontarabie sont remplis de poissons dirigés en toute légalité vers Hendaye quand les autorités d’Irun bloquent toute exportation vers sa voisine française. Il faudra attendre la fin de l’année 1919 pour voir ces phénomènes s’estomper.
Jacques Eguimendya
Président Passion Txingudi
sources :
Bulletin de la Société Scientifique d’hygiène alimentaire – Noël Amaudru – 1918
Eskualduna des 21 et 27 juillet 1918
El Porvenir du 19 janvier, 9, 16, 23 mars, 6 avril, 4 mai, 23 juin et 31 août
El Bidassoa du 23 juin 1918
[1] Taux de blutage : c’est le rapport entre la farine et le son. Ce taux supprimé, le boulanger peut mettre autant de son qu’il le désire, mais son pain est d’autant plus mauvais