Parler de providence revient à reconnaître l’action et la bienveillance de Dieu là où d’autres voient l’effet d’un hasard. L’affirmer est un acte de foi qui met en jeu le meilleur des ressources spirituelles.
QUE SIGNIFIE LE MOT PROVIDENCE ?
Dire d’un événement qu’il est providentiel, c’est le reconnaître bienvenu et inattendu. C’est aussi, selon le contexte, reconnaître l’action de Dieu là où d’autres voient l’effet d’un hasard. La divine providence désigne en effet, selon le Catéchisme de l’Église catholique (CEC), « les dispositions par lesquelles Dieu conduit avec sagesse et amour toutes les créatures jusqu’à leur fin ultime » (CEC, 302), c’est-à-dire, pour les hommes, leur union à Dieu. Elle vise toute la création, et en particulier l’orientation de l’histoire humaine, collective ou personnelle.
L’idée de providence est formulée dans l’antiquité grecque, dès le Ve siècle avant J.-C., à l’époque où sont écrites les grandes tragédies. Lapronoia (en latin providentia) exprime l’idée de prévoir. Elle inclut l’idée d’un destin fixé aux hommes par les dieux.
Rien de tel dans la Bible hébraïque, où d’ailleurs le mot providence n’existe pas. Par contre, le Dieu créateur et sauveur est au cœur de la révélation biblique. L’homme y est son partenaire, dans le parfait respect de sa liberté.
Selon le Catéchisme de l’Église catholique, « le témoignage de l’Écriture est unanime : la sollicitude de la divine providence est concrète et immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du monde et de l’histoire. Avec force, les livres saints affirment la souveraineté absolue de Dieu dans le cours des événements : “Notre Dieu, au ciel et sur la terre, tout ce qui lui plaît, Il le fait”(Ps 115, 3) » (CEC, 303).
Mais les auteurs bibliques formulent autant d’interrogations sur l’action de Dieu qu’ils lui adressent de louanges pour ses interventions. Souvent, ils ne comprennent pas son attitude, et interrogent ou protestent : « Le Seigneur ne fera-t-il que rejeter, ne sera-t-il jamais plus favorable ? » (Ps 77).
Et la révélation culmine pour les chrétiens dans la paradoxale manifestation de Dieu dans le Christ livré aux hommes, nu, bafoué, crucifié et dans sa résurrection d’entre les morts, le troisième jour.
QUELLES DIFFICULTÉS SOULÈVE SON AFFIRMATION ?
L’affirmation d’une bienveillance active de Dieu se heurte à l’expérience banale du mal et à l’opacité du monde. Elle interroge les théologiens et l’expérience spirituelle des croyants. L’Église reconnaît dans le mal un « mystère », affirmant que Dieu ne permet le mal que parce qu’il peut en tirer un bien, « par des voies que nous ne connaîtrons pleinement que dans la vie éternelle » (CEC, 324).
Les Pères de l’Église ont pris soin de souligner l’autonomie et la liberté de l’homme dans la conduite de sa vie. Il n’y a pas de plan pré-écrit de l’histoire ou des destins personnels. Dieu agit à travers même les libertés humaines contraires, précisent les théologiens au cours des siècles.
Au plan spirituel, si la présence de Dieu et son action sont confessées par les croyants à chaque génération, chacun est personnellement affronté au défi de la maturation spirituelle, qui impose de renoncer à des images infantiles d’un Dieu magicien, pour vivre en enfant de Dieu qui reçoit ses bienfaits et cherche à faire sa volonté.
Jusque dans le courant du XXe siècle, des théologies de l’histoire ont été formulées, scrutant l’accomplissement du dessein de Dieu à travers l’histoire humaine. Une tâche difficile étant donné « la fréquence des retours en arrière et l’insolente contemporanéité de la barbarie », relève le P. Emmanuel Durand, dominicain, professeur de théologie à l’Institut catholique de Paris et l’un des rares théologiens à travailler aujourd’hui sur la providence (1).
Après la Shoah a émergé une théologie juive interprétant le « silence de Dieu » à Auschwitz comme un retrait de Dieu de la scène de l’histoire qui marquerait l’avènement d’une maturité d’Israël, sommé de prendre la responsabilité de son destin.
Les années sombres du nazisme ont mis en lumière deux témoins souvent invoqués dans les expressions contemporaines de la providence, le pasteur allemand Dietrich Bonhoeffer et une jeune juive hollandaise, Etty Hillesum. « Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide », affirme le premier dans une lettre écrite depuis la prison où Hitler l’a fait enfermer, avant de le faire pendre.
Peu de temps avant, Etty Hillesum découvre la foi en Dieu, hors Église ou synagogue. Comme les autres juifs hollandais, elle est poursuivie par la Gestapo. « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi… Une chose m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider », écrit-elle dans son journal avant d’être déportée et assassinée.
COMMENT PARLER AUJOURD’HUI DE PROVIDENCE ?
Les expressions de ces deux personnalités spirituelles d’exception étayent des formulations de la providence de Dieu dans lesquelles celui-ci n’accomplirait sa volonté sur le monde qu’à travers l’agir humain. Au plan théologique, le P. Emmanuel Durand estime cependant que ces témoignages sont une nouvelle réponse existentielle au sentiment d’inactivité de Dieu, plutôt que les principes d’un nouveau discours sur son action.
D’autres témoins invitent à élargir le regard. Sœur Claire-Elisabeth, clarisse du monastère de Poligny, dans le Jura, vit quotidiennement avec sa communauté l’abandon à la providence, faisant vivre une tradition franciscaine de six cents ans au plus près de la parole de Jésus :« Regardez les oiseaux du ciel : ils ne font ni semailles ni moisson, ils n’amassent pas dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit… Ne vous faites donc pas tant de souci… Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 26-33).« L’évangile de la providence de Dieu porte sur l’orientation de notre souci », commente la religieuse. « Nous voyons Dieu à l’œuvre dans de petites choses, et nous sommes invitées à prendre soin de lui. En effet, sa puissance se déploie dans son extrême faiblesse. On peut refuser de la voir. Dieu nes’impose pas. »
La providence conduit aux limites du discours sur Dieu. Elle relève de son mystère. « Dans les profondeurs insondables de Dieu se cache une mystérieuse capacité d’écoute et d’intervention, dépassant toute attente et toute compréhension humaines », disait le cardinal Martini (1927-2012). Et l’Église catholique, lorsqu’elle béatifie ou canonise, continue à reconnaître des miracles, un cas très particulier mais remarquable, par ce qu’il défie la raison, de la providence divine.
Christophe Chaland
Journal la croix