Jeudi 21 février, le pape François a convoqué tous les présidents
des Conférences épiscopales du monde :
« Le poids de la responsabilité pèse sur notre rencontre »
« Le Saint Peuple de Dieu nous regarde et attend de nous, non des condamnations simples et évidentes, mais des mesures concrètes et efficaces pour y remédier », a prévenu le pape François. Il a invité les évêques du monde entier à écouter « le cri des petits qui demandent justice ».
REFLEXION :
Pour le dominicain Gilles Berceville, qui enseigne la théologie spirituelle
à l’Institut catholique de Paris,
la crise actuelle doit amener à réfléchir à l’abus spirituel.
Dans sa Lettre au peuple de Dieu, le pape lie abus sexuels, abus de pouvoir et abus de conscience. Comment l’expliquez-vous ?
Père Gilles Berceville : Il ne faudrait pas réduire ces abus à des agressions sexuelles. L’agression commise par un prêtre n’est pas uniquement sexuelle. Elle est souvent le symptôme qui révèle quelque chose de plus profond : l’abus spirituel.
Comment le définir et pourquoi est-il si grave ?
P. G. B. : C’est une forme très spécifique d’abus de conscience car il est exercé par une personne ayant autorité morale ou religieuse. Lorsque l’abuseur agit au nom d’un principe absolu, que la personne maltraitée elle-même reconnaît comme absolu (Dieu, l’Amour…), il vient ébranler les fondamentaux mêmes de la psyché. Ce qui structure l’esprit humain, lui donne sa cohérence et lui permet de se confier est atteint. Or, sans confiance, on est mort, comme l’enseigne saint François de Sales.
Voulez-vous dire que la confiance est au fondement même de l’être humain et que cette confiance de fond est atteinte dans l’abus spirituel ?
P. G. B. : Oui, l’être humain naît en situation de dépendance. Le consentement à la vie suppose la confiance. Il suppose que l’on croie à la « promesse de l’aube ». Or l’abuseur vient toucher à cet intime de l’intime, à « la fine pointe de l’âme »qui est le lieu de la confiance et de la foi, comme le dit encore saint François de Sales.
Le père Stéphane Joulain l’a rappelé dans sa récente audition au Sénat : les croyants sont structurés de telle manière qu’ils pensent que l’existence a un sens, que le monde est bon et que les gens à leur égard sont bienveillants. En un mot, ce sont des gens qui font confiance.
Or, le prêtre abuseur détourne les fondamentaux de la confiance à son propre usage. C’est la pire des manipulations, l’emprise spirituelle : prendre la place de Dieu dans l’esprit de l’autre, se saisir de sa foi. Lorsque la personne s’en rend compte, c’est un choc terrible parce qu’elle ne sait plus à qui ou à quoi se fier. Or c’est la grande question à laquelle les religions prétendent répondre : nous dire ce qui est digne de notre foi. La souffrance causée par l’abus spirituel est l’une des causes les plus importantes de l’athéisme.
C’est pour cela que la crise des autorités que nous traversons semble sans précédent, parce qu’elle est mondialisée. Même si on n’a pas soi-même été victime d’un abuseur ou subi un système abusif, lorsque les autorités morales ou religieuses s’avèrent défaillantes, la confiance est mise à l’épreuve. Bien sûr, chacun est appelé à regarder au-delà des personnes ayant autorité pour se référer à l’instance ultime, non pas le pape et les évêques par exemple, mais Dieu. Tous cependant n’ont pas les moyens de le faire. Dans cette crise, comment les gens peuvent-ils donc vivre la confiance ?
Est-ce pour cela que l’Église a tant peur du scandale, qui peut ébranler la foi des fidèles ?
P. G. B. : Il faut toujours se demander de quoi nous parlons lorsque nous disons « l’Église ». Entendons par là « le peuple de Dieu », comme le pape nous y invite. Mais je ne crois pas que lorsqu’un supérieur couvre un prêtre abuseur, son problème soit vraiment les fidèles. Si c’était vraiment leur souffrance qui était première, il n’y aurait pas eu ces scandales. Lorsque j’ai lu la lettre de François au peuple de Dieu, j’ai enfin respiré car ses premières paroles sont pour « la souffrance vécue par de nombreux mineurs à cause d’abus sexuels, d’abus de pouvoir, d’abus de conscience commis par un nombre important de clercs ». Il est enfin question d’eux.
Y aurait-il abus spirituel dès lors que l’Église voudrait imposer sa vérité à la conscience de l’autre ?
P. G. B. : Oui, si on l’empêche d’exercer sa conscience. C’est-à-dire de s’interroger librement sur ce qu’il est bon de faire. Il ne faut pas confondre autorité et pouvoir. L’abus spirituel est toujours un abus de pouvoir. On peut exercer un abus de pouvoir sans avoir d’autorité : celui qui détourne un avion a un pouvoir sur les otages mais aucune autorité sur eux. À l’inverse, une personne ayant autorité morale ou religieuse peut avoir très peu de pouvoir coercitif ; et c’est tant mieux dans l’Église, car le service de l’autorité se doit de respecter la liberté de l’autre. L’autorité a pour vocation d’aider les personnes à référer leur existence à ce qu’elles reconnaissent elles-mêmes comme bon. Bien sûr, il faut éclairer les consciences. La liberté religieuse n’est pas absolue au sens que je ne peux croire à n’importe quoi ; j’ai un devoir de chercher la vérité et de m’y conformer. Mais le service de l’autorité est toujours au service de l’autre, dans le plus grand respect de sa conscience.
L’abus spirituel ne s’enracine-t-il pas, précisément, dans un déni d’altérité ?
P. G. B. : Si, tout à fait. L’Église parle au nom de Dieu, et elle est là pour le faire. Mais c’est aussi pour cela qu’elle doit garder le sens de la sainteté de Dieu, c’est-à-dire de son altérité. Garder à la conscience que Dieu est autre. Surtout quand on pense défendre sa cause, ou ses commandements… La tentation est immense de s’accaparer Dieu. Parce que nous nous référons à Jésus, qui a dit : « Je suis la vérité », l’Église a l’énorme prétention de servir l’absolu. Mais si cet absolu qui s’est incarné, nous ne le présentons pas comme humilité, pauvreté radicale, alors nous sommes des grands abuseurs.
Recueilli par Céline Hoyeau
LA CROIX du 20 février 2019